Aïssa
Khelifa
Responsable
de l'activité Services de Santé
SMITHKLINE BEECHAM
Janvier
1998
LES
RESEAUX COMMUNAUTAIRES
DEXERCICE PROFESSIONNEL :
INTERETS ET CONTRAINTES
Article paru dans
Droit Social
Il
existe aujourdhui parmi les projets pilotes envisagés au titre
du régime expérimental 3 grandes catégories de modes dorganisation
des professionnels de santé : la filière autour dun référent,
le réseau monopathologie autour de protocoles médicamenteux, et
le réseau communautaire, qui sont partiellement superposables.
1. Filières et réseaux
de soins monopathologies
La
filière de soins
La
filière de soins correspond à lorganisation autour dun
référent, souvent le médecin généraliste (cas classique des filières
de soins de type MG-France) mais parfois autour de référent hospitalier,
notamment dans le cadre de certaines pathologies lourdes. Dans la
filière, le référent décide, coordonne et assure la responsabilité
médicale et économique de la prise en charge.
Trois
écueils guettent les filières avec passage obligé par le médecin
généraliste.
-
Le premier est
dordre technico-médical : dans la plupart des pays développés
recourant au passage obligé par un médecin de soins primaires,
aucun na durablement conservé une organisation individuelle
de la médecine. Que ce soit aux USA ou en Grande-Bretagne, la
médecine générale est le plus souvent collective, ce qui permet
dassurer un niveau de services (larges plages douverture
par exemple) et une qualité de soins (sur-spécialisation des
MG en " médecine clinique de spécialité ")
difficilement compatibles avec la médecine individuelle.
-
Le second écueil
est dordre économique : lorganisation dune
filière de soins nest pas sérieusement compatible avec
un paiement à lacte des soins primaires. Il nécessite
donc le passage à plus ou moins court terme à une capitation
ou au salariat, qui ne sont pas non plus exempts deffets
pervers. Ceux du salariat sont connus, ceux de la capitation
sont de nature sensiblement similaires, sauf quand la capitation
inclut lensemble de la prescription et des soins secondaires,
de spécialité ambulatoire comme les soins hospitaliers. Dans
un tel cas de figure peuvent alors surgir dautres effets
pervers de rationnement des soins, maintenant bien documentés
dans certains organismes de managed care américains.
-
Le troisième écueil
est de nature organisationnelle : en plaçant lensemble
des professionnels de santé sous la direction exclusive du médecin
généraliste, dont les intérêts économiques sont explicitement
divergents de ceux des autres acteurs, il semble peu raisonnable
danticiper de la part de ces derniers un soutien actif
pourtant indispensable.
On
peut également organiser une filière de soins autour dun référent
hospitalier, notamment dans le cadre de patients très lourds, comme
dans certains réseaux VIH. Il sagit dans ce cadre dune
externalisation de lhôpital, dun réseau hôpital - ville
(et non pas ville - hôpital comme on le dit trop souvent).
Le réseau monopathologie
Le
réseau " monopathologie " correspond à lorganisation
- parfois à linitiative de laboratoires pharmaceutiques -
de la prise en charge coordonnée de patients chroniques dont la
lourdeur de cas peut être très variable. Contrairement à la filière
" hospitalière " ci-dessus (le réseau hôpital
- ville), un réseau monopathologie sappuie fondamentalement
sur la ville pour diminuer le recours à lhôpital.
Dans
plusieurs expérimentations en préparation (asthme, dépression, ostéoporose),
laccent est porté sur la qualité de la prescription par le
professionnel de santé, puis de lobservance par le patient.
Sur ces pathologies chroniques, le résultat médical et économique
est souvent lié à une diminution sensible des recours à lhospitalisation,
dont léconomie est censée gager le surcoût lié à laccroissement
de la consommation médicamenteuse.
Peu
de littérature permet de définir lintérêt réel de ce type
dapproche, mais plusieurs séries - non publiées - notamment
dans lasthme et la dépression ont proposé des résultats intéressants.
Pour autant, ce type de projets semble mal adapté à lenvironnement
français, pour deux raisons majeures.
-
La première est
liée à la réalité de limpact économique. Le surcoût lié
aux dépenses ambulatoires est bien réel, léconomie sur
lhospitalisation est potentielle en raison du mode de
financement de lhôpital public.
-
La seconde, plus
complexe, est liée à la nature même de la démonstration que
souhaitent mener les promoteurs de tels réseaux. Aux USA, où
est née cette approche dite de " disease management ",
les projets sont développés au sein de populations " captives "
dorganismes de managed care. Sil ny existe
pas de " groupe témoin ", il ny existe
pas non plus a contrario de risque de sélection, volontaire
ou non, de patients au sein de ces populations captives. On
y est donc peu ou prou certain que tous les asthmatiques, les
diabétiques, ou les dépressifs, y seront inclus, pour autant
quils soient diagnostiqués comme tels....
Dans
le cas de projet mal défini sur le plan géographique (qui couvriraient
par exemple une partie des médecins généralistes sur quelques cantons),
on ne peut garantir sérieusement une représentativité convenable
de la population, sachant quune toute petite partie de la
population atteinte dune pathologie peut parfois représenter
une fraction considérable des coûts. Il est donc difficile dans
le contexte français complexe de valider les résultats médico-économiques
dune expérimentation de disease management.
La
question nest pas seulement scientifique, elle est dabord
et avant tout économique. La plupart de ces opérations sont montées
dans le but explicite (et tout à fait légitime) de démontrer lintérêt
dune meilleure utilisation du médicament. Il ne faudrait pas
que les contraintes opérationnelles des réseaux de soins " monopathologies "
aboutissent à une diminution de la rigueur dévaluation qui
prévaut maintenant dans les grandes études médico-économiques nécessaires
à lAMM et au comité économique du médicament.
2. Le réseau
communautaire dexercice professionnel
Lalternative
aux approches ci-dessus est le réseau communautaire dexercice
professionnel.
Principes
généraux
Le
réseau communautaire a pour objet de fédérer lensemble des
professionnels de santé dun bassin de population dans le but
dorganiser de manière plus rationnelle la distribution des
soins. Il sagit dune démarche " ascendante "
dorganisation des professionnels pour contracter avec des
organismes autour dune approche globale centrée autour de
patients, au sein de laquelle peuvent apparaître des solutions plus
spécifiques de prise en charge de telle ou telle pathologie.
Un
réseau communautaire repose sur une série de principes :
-
moins de 5 % des
patients mobilise plus de 50 % des ressources du système de
santé. Ces patients "consomment" de la médecine générale
et de spécialité, du médicament, de la biologie, de lhôpital,
des soins infirmiers et de kinésithérapie, etc... Cest
en assurant une meilleure gestion de linterface, du lien
entre tous les acteurs assurant la prise en charge, que le réseau
permettra daméliorer le résultat médical et le résultat
économique. A lautre bout de la chaîne, 80 % des patients
consomment moins de 20 % des ressources du système de santé.
Sil est difficile daméliorer le résultat médical
de ces patients, il est sans doute possible daméliorer
de manière ponctuelle le résultat économique par quelques mesures
ponctuelles ne nécessitant pas pour autant un " abonnement "
auprès dun médecin généraliste.
-
il faut permettre
aux professionnels de se fédérer autour du principe de qualité
des soins, tant au niveau individuel quau niveau collectif.
Lappartenance à un réseau communautaire suppose donc le
respect des engagements de qualité et les moyens de mesurer
ce respect. Il est indispensable de disposer dun système
dinformation performant dont nous verrons quil est
par nature indépendant de celui des payeurs.
-
lappartenance
de tous les catégories de professionnels nécessite de réfléchir
à la gestion des incitations financières micro-économiques de
chacun des acteurs, à leurs interactions et à leur cohérence
globale. Un exemple simple permet de comprendre lenjeu
de ce point : si léconomie dégagée par un projet dinformatisation
de médecins repose exclusivement sur une diminution de la valeur
de leurs prescriptions, il semble difficile dobtenir une
coopération franche et entière des prescrits, pourtant indispensable
à lamélioration de la prise en charge médico-économique
des patients.
Un
réseau dexercice professionnel
Un
réseau dexercice professionnel se caractérise par une série
doutils : un engagement individuel de ses membres autour dune
charte dassurance-qualité, un système dinformation performant,
des protocoles communs de prise en charge.
Lengagement
individuel par la signature dune charte dassurance-qualité
est au coeur du réseau communautaire. Il signifie lacceptation
par le professionnel de santé des règles du jeu plus collectif que
représente le réseau. Cet engagement peut être opposé à chacun des
membres du réseau, et le respect par ses membres peut être opposé
au réseau lui-même par un de ses partenaires (caisses dassurance-maladie
ou assureurs complémentaires).
Le
système dinformation repose sur 3 couches dinformation
successives.
la 1ère couche est celle du dossier médical du patient chez le
professionnel de santé. Elle soulève un enjeu considérable, curieusement
peu débattu, qui est celui du caractère structuré de linformation
quelle contient.
Si les médecins sinformatisent
avec des logiciels ne permettant dhomogénéiser la collecte
de linformation, sils utilisent par exemple du texte
libre pour définir les pathologies de leurs patients, alors ils
ne pourront jamais communiquer durablement entre eux. Le retard
pris aujourdhui par les éditeurs de logiciels pour la mise
en conformité avec le pré-standard européen GEHR (et sa conséquence,
le maintien sur le marché de standards propriétaires) risque dêtre
payé demain au prix fort par les professionnels de santé. Sils
ne parviennent pas à imposer lharmonisation de la collecte
dinformation, ils seront demain incapables de construire des
systèmes dinformation indépendants de ceux des caisses.
Outre les relations
de pouvoir quune telle solution imposerait aux professionnels,
la pauvreté actuelle et future du système dinformation des
caisses nest plus à démontrer (pas de chaînage, pas dimputation
dun adressage par un médecin à un autre médecin, pas dimputation
dune hospitalisation à un médecin traitant, pour linstant
pas de codage des pathologies, et retour dinformation doublement
anonymisé (patient / médecin) vers les unions professionnelles).
la 2ème couche informationnelle concerne les modalités de la communication
et de partage dinformations médicale au sein dun réseau
communautaire.
Des décisions récentes
de la CNIL ont donné des informations sur les modalités à retenir
pour faire circuler des données médicalisées, notamment en matière
de cryptage.
En revanche, on est
encore dans le flou concernant la fonction de circulation de linformation
dans le RSS. Quelle fonction de groupware va-t-on utiliser pour
quelles potentialités. Les exigences dune circulation performante
de linformation médicale nécessite des solutions performantes,
actuellement disponibles sur le marché, mais dont lintégration
au RSS dépendra de lopérateur retenu.
la 3ème couche informationnelle concerne la constitution de base
de données relatives au fonctionnement du réseau. Il est indispensable
de disposer dune base " miroir " qui
soit le reflet de lactivité du réseau. Cette base de données
doit au minimum comporter des données nominatives sur les professionnels
de santé, afin de mesurer le respect des engagements dassurance
qualité des membres du réseau.
Elle devrait idéalement
comporter un certain nombre déléments significatifs issus
des dossiers médicaux chaînés des patients (dans le strict respect
des obligations légales) afin de permettre a) des études épidémiologiques
et b) des protocoles dintervention au niveau du réseau, sur
lobservance des patients par exemple.
Les
règles de bonne pratiques doivent être développées à partir de la
littérature existante et surtout adaptées à la réalité de lexercice
médical en réseau. Il y a dans les règles de bonne pratique un potentiel
déconomies considérable, à condition que les professionnels
acceptent de passer dune démarche négative de type RMO (" il
ny a pas lieu de .... ") à une démarche positive.
Il existe également un potentiel considérable de développement de
règles de bonne pratique " interprofessionnelle ".
Lorganisation du suivi dun patient chronique entre pharmacien
et médecin peut considérablement améliorer le résultat médical et
économique. Encore faut-il que les conditions médicales de cette
coopération (champs de compétences, répartition des rôles) ait été
défini.
3. Difficultés
de mise en oeuvre
La
mise en oeuvre de ces réseaux se heurtent à trois types dobstacles
: réglementaires, financiers et culturels.
Les
obstacles réglementaires
Ceux
sont sans doute paradoxalement pour partie les plus faciles à résoudre.
Les ordonnances davril
96 ont crée un cadre expérimental dérogatoire original. Celui-ci
a cependant été conçu à destination exclusive des médecins. Aucune
dérogation nest en létat susceptible dêtre apportée
à lexercice professionnel des autres catégories dacteurs
de santé. Il sera donc nécessaire de compléter le dispositif actuel
par un DMOS, sous peine dappauvrir considérablement la portée
des expérimentations de réseau.
Le
système dinformation pose également un certain nombre de problèmes
juridiques. Le réseau doit en premier lieu assurer un étanchéité
complète du système dinformation à légard des tiers,
même quand les professionnels de santé font appel à un partenaire
spécialisé. Lavis de la CNIL sur les dossiers qui lui seront
présentés dans le cadre des expérimentations du plan Juppé sera
de ce point de vue déterminant.
Enfin,
il peut exister dans certains cas des risques dentrave à la
concurrence, notamment dans le cas de listes limitatives de médicaments
élaborés par les médecins et les pharmaciens (a fortiori dans le
cas doutils daide à la prescription élaborés par des
éditeurs de logiciels médicaux avec le sponsoring de laboratoires
pharmaceutiques). La doctrine de la DGCCRF sera également déterminante
sur la rationalisation au sein dun réseau de loffre
pharmaceutique.
Les
obstacles financiers
Un
réseau dexercice professionnel rencontre 3 types dobstacles
financiers : la création dune masse de manoeuvre financière,
son partage, la gestion des incitations micro-économiques.
Pour
que les professionnels de santé acceptent les contraintes que représentent
un réseau, il est nécessaire quils en tirent un bénéfice.
Celui-ci peut être professionnel, il doit à un moment ou à un autre
avoir une traduction financière.
Les
sources déconomies dégagées par un réseau sont multiples :
diminution des hospitalisations, mais ceci ne se traduit que partiellement
par des économies en raison du mode de financement de lhôpital
public. En tout état de cause, la diminution des hospitalisations
nintervient que dans un deuxième temps. Leffet économique
est donc a) décalé, b) limité, et c) potentiel.
diminution de lactivité redondante : la portabilité réelle
du dossier médical dans un réseau communautaire et lengagement
personnel des professionnels de santé doit permettre de diminuer
de manière sensible le nombre dactes redondants (examen de
biologie, actes dimagerie, actes de spécialités, etc...).
optimisation des soins infirmiers et de kinésithérapie : il est
aussi absurde de laisser toute liberté aux auxiliaires médicaux
que de leur interdire la modulation des soins à délivrer. Leur rôle
déterminant dans la prise en charge à domicile peut être amélioré
de manière significative, dans des conditions dactivité déterminées
au sein du réseau.
diminution de la facture médicamenteuse : il est aisé, dans des
conditions qui ne nuisent absolument pas à la santé publique, de
diminuer la facture médicamenteuse dans des proportions considérables,
de lordre de 10 à 15 %, ce qui représente une marge de manoeuvre
considérable. Ceci nécessite une coordination étroite entre médecins
et pharmaciens, et une telle démarche dépasse très largement la
simple prescription de médicaments génériques. Des mécanismes intelligents,
dissociant marge et chiffre daffaires, doivent être trouvés
pour quune telle baisse ne lèse pas les pharmaciens dofficine.
Plusieurs mois de travail avec les pharmaciens dEure et Loir
dans le cadre dun projet expérimental ont permis délaborer
une série de solutions concrètes sur ce thème.
diminution des indemnités journalières : la moindre concurrence
pesant sur les médecins devrait permettre une diminution des arrêts
de travail, tant en nombre absolue quen durée moyenne. En
Eure et Loir, ce poste représente léquivalent des actes de
médecine générale.
Léconomie
dégagée doit être partagée avec les organismes de financement, ce
qui ne peut aujourdhui senvisager que dans un cadre
expérimental. Un contrat, cadre de lexpérimentation, doit
donc être élaboré prévoyant un tel reversement des économies réalisées.
La performance de loutil de mesure est donc indispensable.
La
redistribution de cette masse financière ne peut être réalisée au
prorata ni des honoraires, ni des économies réalisées dans il est
difficile dattribuer une économie à quelquun dans un
réseau. Il est donc indispensable de régler a priori entre les professionnels
la question de la redistribution.
Les
obstacles culturels
Ils
sont nombreux et extrêmement redoutables.
Le
plus facile à résoudre est probablement le refus de linformatique.
Encore faut-il créer les conditions dune utilisation épanouie
de loutil informatique et dégager celui-ci de la télétransmission
des feuilles de soins. Des interfaces conviviales, une structure
informatique de dossier médical reprenant le mode de pensée dun
dossier médical papier sont autant de facteurs positifs.
Le
plus complexe des blocages culturels est sans doute le fait de passer
dune médecine individuelle fondée sur un engagement de moyens
("je fais de mon mieux pour mon patient") à un exercice
plus collectif, fondé sur des échanges permanents dinformation,
lapplication de règles communes, le retour dinformation
et léchange à parité avec dautres professionnels de
santé (pharmaciens, auxiliaires médicaux) et lévaluation des
pratiques. Sur lensemble des sites pilotes, on constate quil
est plus facile de faire admettre chacun des constituants du réseau
que le concept de réseau lui-même.
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