Cet
été, donc, changement de cap : les portails sont considérés
comme définitivement ringards, les hubs sont hype. Les hubs sont
des services " pivots ", des centres qui réunissent
un ensemble de services. Soit. Quelle différence, alors, avec les
portails ? En réalité, ces deux modèles de services diffèrent
essentiellement pas leur philosophie. Le portail est conçu
comme une porte dentrée sur le réseau. Il a donc essentiellement
pour but dorienter les utilisateurs vers dautres services.
Le hub est conçu comme une destination à part entière, un espace
de services organisés autour du visiteur, personnalisés selon son
profil et ses préférences. Les éditeurs de sites sont attirés par
ce modèle qui permet daccroître leurs ressources publicitaires
en gardant les internautes sur leur service. Comme lindique
Bob Davis, président de Lycos, " lenjeu se déplace
du contrôle de laccès au Web au contrôle de lutilisateur.
Il y a mieux quun portail. Cest lidée de faire
vivre à lutilisateur une expérience Web personnelle, originale ".
Lycos
se conforme à ce projet en enrichissant la gamme des services offerts
à ses visiteurs. Dabord, le groupe a acquis la société Wisewire,
qui dispose dune technologie agent
permettant à lutilisateur de personnaliser ses recherches
de sorte que le système conserve en mémoire les sites quil
apprécie, les thèmes qui lui sont proches, etc. Cette application
originale transforme Lycos en partenaire de navigation là où les
moteurs de recherche se contentaient dindiquer une route,
à un moment donné. Le hub serait donc au portail ce quun chauffeur
particulier est au taxi.
>Hubba-hubba
pour les Hubs, donc. En espérant quils ne tournent pas hubbub
* :
déjà, certains observateurs prévoient que les hubs céderont bientôt
la place aux communautés.
A partir
de la technologie Wisewire, Lycos ambitionne par exemple de constituer
des communautés virtuelles, fondées sur le rapprochement dindividus
culturellement proches. Vous lisez Libération,
vous avez aimé Mediterraneo,
vous adorez le site du Centre
Pompidou (vous y allez tous les matins), parlez couramment langlais
et lespagnol, partez régulièrement en voyage avec Explorator
(vous commandez en ligne) et pratiquez ardemment le chat
? Lycos vous proposera tout à la fois dadhérer à une communauté
intéressée par lactualité artistique, la construction européenne
(dans une perspective pacifiste et fédéraliste) ou les voyages daventure
à lautre bout du monde. Il ne faut pas considérer ces groupes
comme des sectes (" ceux qui aiment le fromage de chèvre
sur lit de salade ") mais bien plutôt comme des groupes
humains par définition non normalisables, des réunions de personnes
ayant suffisamment datomes crochus pour souhaiter partager
une expérience. Chaque nouvelle arrivée au sein dun groupe
provoque la réorganisation de celui-ci et un déplacement de son
centre de gravité. La surprise, la colère, la déception continueront
de structurer les relations entre les personnes autant que toutes
les bonnes dispositions. Le cybermonde nest pas lArcadie.
Dautre
part, Lycos a acquis pour 400 millions de francs Tripod,
service communautaire plutôt désordonné et ultra déficitaire, qui
affiche quand même plus dun million dabonnés. On retrouve
ici lenjeu auquel sont confrontés tous les services :
maîtriser larrivée sur le Web des internautes, voire leur
connexion. Historiquement, cest cette maîtrise du " poste
client " qui a permis à Netscape de lancer le Netcenter
avec le succès que lon sait. En effet, chaque browser Netscape
est configuré par défaut avec ladresse du Netcenter. La guerre
des pages daccueil fait donc rage : certains portails
se rapprochent des prestataires daccès Internet pour quils
configurent le browser livré dans le kit de connexion avec ladresse
de leur service. ATT,
par exemple, a conclu un accord
avec Lycos, Excite et Infoseek pour que les utilisateurs qui utilisent
ses services arrivent directement sur ces portails dès leur première
connexion au Web. Naturellement, le jeu se complique lorsque les
prestataires daccès développent leur propre stratégie de portail,
comme cest le cas des services en ligne historiques comme
AOL, Compuserve
ou Infonie
en France. Dautres portails incitent les utilisateurs à configurer
manuellement leur navigateur avec leur adresse.
" Il y a
un an et demi , vu lévolution du Web, nous ne pensions
pas devenir un morceau de portail. Ceux qui prétendent quils
peuvent prévoir lévolution du réseau sur une aussi longue
période peuvent devenir millionnaires comme diseurs de bonne
aventure "
Klara
Berklich, porte-parole de Tripod
Les sites " communautaires ",
à vrai dire, existent déjà depuis longtemps. LInternet et
le Web se sont même développés sur ce concept (voir les BBS, les
forums et les listes de diffusion). En France, le modèle a longtemps
été Mygale
: chacun peut développer sur ce service son propre site Web, pourvu
quil respecte quelques règles élémentaires. Aux Etats-Unis,
Geocities
sest également constitué sur le concept de sites thématiques
animés par des utilisateurs partageant des centres dintérêt
communs. Geocities est ainsi partagé en villes virtuelles symbolisant
chacune un thème. Nimporte qui peut ajouter un site dans la
ville de son choix, en fonction du sujet quil souhaite traiter.
Si vous développez un site consacré à la poésie, par exemple, vous
choisirez de vous installer à Paris.
Le succès populaire de Geocities est tel que Yahoo! vient de prendre
pour 30 millions de francs une participation dans cette entreprise,
déficitaire elle aussi. Les sites communautaires peuvent être déclinés
de multiple façon. Canal+,
avec son Deuxième
monde, a même entrepris de reconstituer un Paris virtuel au
sein duquel vous pouvez, sous une identité virtuelle, occuper un
emploi et des activités virtuels. En définitive, les communautés
introduisent de la sociabilité là où les portails se contentent
dencadrer chaque utilisateur.
Pourquoi, alors, continue-t-on dobserver
cet acharnement à développer des portails ?
La prise de conscience
de leurs limites ne doit-elle pas inciter les acteurs du Web à sauter
cette étape pour se concentrer sur les futurs modèles de site ?
En fait, personne nest dupe. Tout le monde commence à saccorder
sur linévitable transformation des portails mais, dans le
même temps, chacun continue de penser quils constituent un
passage obligé pour aboutir à des services de référence sur lInternet.
Pour une entreprise qui nourrit des ambitions multimédias, faire
un portail revient à apprendre le solfège quand on souhaite devenir
musicien. Bien sûr, on peut sen exonérer mais les majors qui
déploient leurs stratégies Web sont trop frileuses et trop peu innovantes
pour ne pas respecter des stratégies " classiques ",
dont ils savent quelles ont pour le moment la
faveur des marchés boursiers. Quel que soit lencombrement
sur le marché des portails, les nouveaux arrivants continuent de
penser quils doivent acquérir par ce moyen une base dutilisateurs
fidèles, facteur clef de succès pour les stratégies à venir.
Les acteurs engagés
dans ce jeu savent quils sont appelés à faire évoluer leurs
services. Peu importe : ils ont déjà fait la preuve de leur
professionnalisme. Des entreprises apparues il y a moins de cinq
ans ont montré quelles étaient capables de gérer des services
extraordinairement complexes, consultés par des millions de personnes,
dans un environnement en mutation accélérée, quelles avaient
la capacité dimposer une marque et dorganiser des relations
fécondes entre le Web et les autres médias. Pour mesurer cet exploit,
le premier du genre sur lInternet, rappelons que Yahoo! a
été lancé en 1994 par trois étudiants californiens équipés de simples
PC.
Or, assurer la qualité
de service dun site Web est croyez-nous une
tâche digne de Sisyphe. Il y a entre la gestion dun site en
96 et celle dun autre en 99 le même écart quentre la
conception du Bleriot IV (qui vola tout de même sur une distance
de 184 mètres) et celle dAriane 5. A vrai dire, personne ne
sait avec certitude comment gérer un service en ligne qui accueille
plusieurs millions de personnes par jour tout en conservant une
qualité de service irréprochable. La professionnalisation du Web
seffectue à une vitesse considérable, ce qui nécessite des
investissements de plus en plus importants. La difficulté quont
les portails à se différencier jette lincertitude sur lissue
de cette opposition. Qui sera le maître du Web ? Ce petit jeu,
plutôt stressant pour les investisseurs, a gagné le nom de " Portalopoly "
aux Etats-Unis.
Une convergence de
signaux encouragent les grands groupes à se battre coûte que coûte
pour gagner maintenant des parts de marché sur laccès au Web.
Parmi eux figure le fait que les utilisateurs américains connectés
à lInternet nutilisent en moyenne quune dizaine
de sites par mois, selon un modèle hérité de la télévision :
il faut donc figurer absolument au top ten des sites régulièrement
visités par les 60 millions daméricains connectés. Dautre
part, les portails ont une formidable capacité à personnaliser leurs
contenus puisquils disposent dune masse dinformation
inégalée sur les internautes : ils peuvent donc personnaliser
les bandeaux publicitaires et accaparent la très grande majorité
des budgets consacrés à la publicité en ligne. Enfin, les acteurs
sont persuadés que le commerce électronique se développera principalement
autour des portails, qui souvriront progressivement sur des
galeries électroniques proposant des CD, des voyages, des livres
et toutes sortes de biens et de services. Progressivement, des sites
comme Yahoo suscitent une confiance égale à celle que lutilisateur
éprouve envers la BNP ou son boulanger habituel, condition sine
qua non pour déclencher lacte dachat. Il est vrai
que des succès comme celui rencontré par Amazon
aiguise les appétits. Cette start-up est devenu le troisième libraire
américain en 3 ans pour avoir capturé le marché de la vente en ligne
de livres. Le leader américain, Barnes
& Noble, éprouve aujourdhui les pires difficultés
à rattraper ce challenger audacieux, tant il a réussi à imposer
son image et à fidéliser les internautes. Pour tous les observateurs,
laventure montre que la fenêtre dopportunité pour devenir
un acteur de référence sur le Web est en train de se refermer. Contrairement
aux Européens, qui préfèrent quun secteur se stabilise pour
sy engager, les Américains semblent raffoler de ce genre de
situation limite où risque et gain potentiel sont tous deux à leur
paroxysme. En cela, la " portal fever " qui
affolent les Américains aujourdhui restitue lépopée
du Far-West.
Les acteurs veulent simplanter sur les terres vierges du Web
pour les cultiver. Tous les coups (ou presque) sont permis pour
prendre la meilleure place dans la course vers cette " nouvelle
frontière " numérique. Aujourdhui, les jalons sont
posés et, de la même façon que les colons ont succédé aux pionniers
sur lInternet en 1995, les grands propriétaires succèdent
maintenant aux colons.