La
société Healtheon
a été lancée en 1995 par Jim Clark, également fondateur de Silicon
Graphics puis de Netscape.
Il bénéficiait à lépoque dune confiance aveugle de la
part des investisseurs et des industriels. Aucun doute : le
secteur de la santé allait succomber aux charmes du gourou du Web
et à ses idées forcément géniales. Trois ans après, le constat est
plutôt décevant.
Dans un récent article
de Wired,
le magazine phare de la Cyberculture, lambition initiale de
Jim Clark était résumée par la formule " HMO
+ TCP = IPO ". En additionnant organisations
médicales (HMO : Health Maintenance Organization)
et protocole de transmission de linformation sur lInternet
(TCP : Transfer Control Protocol), lindustriel
à lorigine de léquation devait aboutir à un résultat
positif par lintroduction en bourse de la société dédiée à
cette activité (IPO : Initial Public Offering).
En somme, Jim Clark comme dautres industriels américains escomptait
gagner beaucoup dargent en célébrant les noces du corps médical
avec lInternet. Or, Healtheon vient de renoncer à sintroduire
en bourse, la conjoncture étant peu favorable et les résultats de
lentreprise décevants par rapport aux attentes placées en
elle.
Le pari de Jim Clark
reposait sur lidée quun certain nombre de ressources
étaient mal utilisées en santé. Selon différentes études, les actes
inutiles ou redondants ainsi que les " gâchis administratifs "
représenteraient aux Etats-Unis quelque 276 milliards de dollars,
soit environ 1 500 milliards de francs (léquivalent du budget
français). Cette somme est à rapprocher du budget colossal consacré
chaque année à la santé aux Etats-Unis : 1 000 milliards
de dollars (5 000 milliards de francs), soit 1/7 °du PIB américain.
En rendant le système plus efficace et en améliorant la circulation
de linformation, Jim Clark escomptait récupérer une partie
significative des économies permises par son système. Comme le confesse
aujourdhui Jim Clark, il croyait à lépoque que la santé
était une industrie inefficace. La réalité est éminemment plus compliquée.
En outre, de nombreux acteurs ont le sentiment de posséder une solution
miracle aux dysfonctionnements du système, oubliant quun grand
nombre de personnes recherchent activement ces solutions depuis
longtemps. Jim Clark reconnaît aujourdhui quil a fait
preuve à lépoque de vanité : " I didnt
think in recent years there were many talented people focused on
it ".
Lobjectif dHealtheon
sénonçait de la façon suivante : remplacer les milliers
de systèmes propriétaires, désuets et incompatibles par une plate-forme
unique fondée sur les technologies Internet/Intranet. Cette vaste
modernisation devait profiter aux assureurs, aux employeurs, aux
hôpitaux, aux laboratoires pharmaceutiques, aux pharmacies, aux
laboratoires danalyses et aux médecins de ville. Lobjectif
rappelle la fonction assignée au RSS, la Convention de service public
en moins. Jim Clark comptait en outre mettre son système au service
des patients pour quils puissent suivre leurs plans de soins
et comparer les performances des HMO et des hôpitaux.
Ambitieuse, Healtheon
annonça en 1996 quelle aurait conclu des accords de gestion
avec la plupart des organisations de soins américaines avant la
fin de 1997. Ce plan dut être revu à la baisse. Aujourdhui,
en effet, Healtheon ne compte pour clients que 4 assureurs, pour
qui elle assure la gestion des ordonnances (claim processing) :
United Healthcare,
Sun Life of Canada,
Blue Shield
of California, et Blue
Cross Blue Shield of Massachussetts. Pour lhomme qui a
transformé le Web en média grand public, léchec est de taille.
En trois ans dexercice, la société a réalisé un chiffre daffaires
cumulé de 47 millions de dollars (235 millions de francs environ)
pour une perte nette de 73 millions de dollars (365 millions de
francs environ). Elle pense rester déficitaire jusquen lan
2 000. Il est vrai que les succès commerciaux dHealtheon
se poursuivent, permettant au groupe de continuer à croire à sa
bonne étoile. Healtheon vient ainsi de signer un
accord de partenariat avec Beech Street, le plus important
PPO
américain (Preferred Providers Organization) qui
rassemble en effet 3 600 hôpitaux et 270 000 médecins dans 49 Etats
et apporte ses services à près de 18 millions dassurés américains.
Loin de se décourager,
la société sest lancée dans une fuite en avant. Au cours du
premier semestre 1998, elle a procédé au rachat dActaMed
et de Metis,
sociétés spécialisées dans la gestion de réseaux dinformations
médicales. Elle a présenté sa suite doutils, Racer,
à travers tous le pays et mis en place une gigantesque stratégie
de séduction des investisseurs, en prévision de son entrée en bourse.
Par un euphémisme que les marchés ont depuis longtemps appris à
décoder, Jim Clark entretenait les espoirs placés en lui en indiquant
dans un récent rapport aux investisseurs que " le monde
de la santé résiste fortement à ladoption des nouvelles technologies
de linformation ".
Face à la difficulté
de conclure des partenariats avec les assureurs et les organisations
de soins, Jim Clark a pensé trouvé son salut chez les professionnels
de santé. Lidée était de les équiper et de leur faire utiliser
les technologies mises au point par Healtheon. Les médecins américains
sont exaspérés par limportance des flux papiers et des échanges
téléphoniques que les organisations de managed care leur demande
de gérer. Un système informatique simple, universel et peu coûteux
pouvait séduire les médecins en les soulageant de tâches administratives.
Certaines organisations
de médecins sont plus réceptives que les HMO traditionnels aux arguments
dHealtheon. Cest notamment le cas des Associations de
Médecins Indépendants (IPA pour Independant Physicians Association).
Les IPA passent des contrats avec les HMO pour prendre en charge
des patients à partir dun forfait de santé mensuel ou dune
rémunération à lacte. Ces associations assument la gestion
administrative de leur activité, depuis les agréments pour adresser
des patients vers les médecins spécialistes jusquà la gestion
des échanges dinformations avec les laboratoires danalyses.
Relativement récentes et dotées dun mode de fonctionnement
plus souple que les HMO, ces entités ne sont pas embolisées par
des outils informatiques propriétaires. Elles peuvent donc adopter
les technologies Internet/Intranet à moindre frais sans se préoccuper
de lexistant. A linstar de Brown & Toland,
IPA regroupant 1 200 médecins ayant en charge 200 000 patients,
elles peuvent donc adopter la solution Racer dHealtheon
et fonctionner rapidement avec une technologie dernier cri, universelle,
légère et décentralisée (comme il convient pour la médecine de ville).
Ladoption dun système de gestion médical et médico-administratif
reste cependant cher pour ce type dacteurs. Brown &
Toland déboursera 25 millions de dollars sur trois ans
(115 millions de francs) pour bénéficier de la plate-forme Healtheon.
Linformatisation de cette communauté médicale représente donc
un coût de 96 000 francs par médecin. Il est vraisemblable que le
coût de mise en uvre du RSS et de SESAM-Vitale représente
un coût par médecin inférieur à ce montant. Les médecins de Brown
& Tolandsont néanmoins satisfaits de leur investissement
puisquil leur permettra daccueillir 25% dassurés
supplémentaires sans remettre en cause leur organisation et sans
recruter de nouveaux personnels administratifs.
En outre, Racer
permet à Brown & Toland de réaliser des économies
substantielles sur la prise en charge des patients puisque loutil
offre un suivi en temps réel de lactivité au sein du réseau.
Auparavant, le contrôle de gestion et lévaluation des pratiques
nécessitaient un laps de temps denviron 4 mois. Il était donc
difficile dengager une action rapide pour corriger les dysfonctionnements
observés. Aujourdhui, le système dinformation permet
de détecter les médecins qui ont tendance à envoyer trop souvent
leurs patients chez leurs confrères spécialistes pour des problèmes
de routine, ceux qui recourent à des techniques coûteuses (chirurgicales
par exemple) lorsquun traitement médicamenteux aurait suffi
et ceux qui sont trop souvent (et pour des raisons injustifiées)
en dehors des guidelines
éditées par les HMO. Dans chaque cas, les médecins sont contrôlés
et conseillés par leurs pairs, conformément à une charte signée
lors de leur entrée dans le réseau. Les économies réalisées permettent
daméliorer les revenus des médecins (puisquils supportent
collectivement le risque financier du réseau) ainsi que leurs conditions
de travail.
En dépit de cet exemple,
atypique, les observateurs américains considèrent que le monde de
la santé est trop conservateur et trop balkanisé pour accepter facilement
des technologies ouvertes et souples. Le caractère byzantin des
procédures de gestion des dossiers des assurés (dossiers administratif
et médical) permet à un assureur ou à un HMO dentraver le
passage des patients dune organisation à une autre. Les technologies
informatiques propriétaires sont donc exploitées comme des barrières
à la sortie. On comprend que ces acteurs ne souhaitent pas souvrir
sur le monde et disposer de systèmes plus universels.
La myriade dhôpitaux
et dassureurs américains continue donc dentretenir un
réseau pléthorique de prestataires informatiques de toutes tailles
et de tous styles. On compte environ 5 000 sociétés informatiques
spécialisées en santé aux Etats-Unis. Toutes proposent des systèmes
et des logiciels spécifiques. Si certaines, comme Cerner, ont une
taille respectable (le groupe réalise un chiffre daffaires
denviron 2 milliards de francs), la plupart sont de petites
entreprises incapables de répondre aux évolutions actuelles. Dans
ce domaine, la situation française nest pas atypique. Il y
a même fort à parier que le paysage des éditeurs de logiciels médicaux
serait encore plus atomisé dans un marché que la puissance publique
ninciterait pas à se normaliser, via le programme SESAM-Vitale.
Aux Etats-Unis comme en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni,
lenjeu pour toutes ces sociétés consiste aujourdhui
à organiser leurs services et leurs produits en synergie avec le
monde Internet-Intranet, dont les standards influencent lévolution
de toute linformatique. Aux Etats-Unis, tous les éditeurs
gardent un il sur Healtheon et cherchent la façon dinterfacer
leurs logiciels avec cette plate-forme TCP/IP qui pourrait bien,
avec un peu de chance, devenir une sorte de RSS américain. Comme
lindique un consultant du Gartner
Group, " tout le monde se rapproche progressivement
du modèle promu par Healtheon ". Lanalyste ajoute
que ce big-bang technologique qui affecte le monde de la santé provoque
une redéfinition des équilibres concurrentiels, comme pour les autres
secteurs dactivité. Les leaders de linformatique médical
Cerner,
HBO, Shared
Medical Systems et IDX
Systems cherchent tous à transposer leurs réseaux et
leurs solutions logicielles sur lInternet.
Pour répondre aux enjeux
auxquels ils sont confrontés, les acteurs américains de linformatique
médicale se sont engagés dans un mouvement de concentration. Les
principales faiblesses des industriels résident en effet dans leurs
réseaux de distribution et dans leur manque de moyens en recherche
et en développement, à un moment ou la multiplication des chantiers
denvergure requiert davantage de ressources. En se regroupant,
les éditeurs visent à acquérir la dimension nationale qui manque
à beaucoup dentre eux. La fusion des réseaux de distribution
permet en outre de donner une masse critique aux fonctions de service
après-vente, particulièrement difficiles à gérer dans ce domaine.
En outre, la concentration
du marché est un mouvement naturel si on tient compte de la dynamique
globale du secteur santé américain : dans une filière dactivité
où la majorité des métiers (industrie pharmaceutique, centres de
soins, HMO, distributeurs, pharmaciens) connaissent une phase de
concentration, le reste des acteurs doit suivre le mouvement pour
conserver un pouvoir de négociation équivalent au sein de la filière.
Pour ne prendre quun exemple, les éditeurs américains qui
commercialisent des solutions de gestion des officines doivent maintenant
négocier leurs services et leurs coûts avec des chaînes de pharmacie
qui, à linstar de CVS, peuvent compter jusquà 4 000
points de vente répartis sur tout le territoire. Le prestataire
doit avoir une présence aussi forte et un poids équivalent pour
négocier ses prestations dans des conditions dégalité.
HBO, un des
principaux éditeurs médicaux, vient ainsi dacquérir la société
IMNET Systems, autre spécialiste de la gestion documentaire
pour le monde de la santé. IMNET a réalisé en 1998 un chiffre daffaires
de 55 millions de dollars (275 millions de francs) et compte environ
500 clients. Convergent Communications et Strategic
Healthcare Solutions, pour leur part, ont préféré conclure
un partenariat, annoncé à la fin octobre. SHS se rapproche
ainsi dun acteur de télécommunications de premier plan, capable
doffrir à ses clients des réseaux hauts débits étendus, parfaitement
adaptés aux communautés de soins. Sur un marché où la puissance
publique ne souhaite pas ou ne parvient pas à susciter
une dynamique coopérative pour aboutir à un réseau national cohérent
et à des normes déchange de linformation homogènes,
les acteurs industriels comptent trouver leur salut dans une croissance
effrénée pour atteindre une masse critique qui confère de facto
à leurs solutions le statut de standard. Ces offensives sont menées
à coup de partenariats ou de croissance externe. Les talents en
matière de communication et de marketing sont ensuite susceptibles
de faire le reste. La société Proxymed
se présente par exemple comme lopérateur du " Réseau
National dInformations Médicales " (ProxyNet),
espérant fédérer lensemble des acteurs de santé autour de
sa plate-forme de communication. Proxymed a par exemple signé début
novembre un accord avec la filiale " Services aux laboratoires
danalyse " de Smithkline Beecham (SmithKline
Beecham Clinical Laboratories, SBCL), spécialisée dans la gestion
dinformations cliniques. Par cet accord, SB sengage
à utiliser le réseau ProxyNet. SBCL a par ailleurs conclu un
accord avec Healtheon pour confier la gestion de ses
systèmes logiciels à Actamed, filiale dHealtheon.
Par son choix, SBCL semble indiquer que Proxymed et Healtheon
figurent bien parmi les opérateur de réseaux dinformations
de santé pouvant prétendre à une position de leader dans les prochaines
années.
Adoptant une démarche
proche de celle de ProxyMed, le Professeur Silvio
P. Eberhardt prépare le lancement dune carte à puce médicale,
sorte déquivalent de la carte Vitale française. Cette carte,
appelée KARLA, pourra être lue sur presque tous les ordinateurs,
dès quils seront équipés de lecteurs de cartes, ce que les
constructeurs informatiques prévoient de faire prochainement pour
favoriser le développement du commerce électronique. Le médecin
pourra lire les informations contenues après les avoir décryptées et
pourra mettre la carte à jour après chaque consultation. La carte
porte lensemble du dossier médical du patient, et pas seulement
le volet médical durgence (VIM) comme cela est prévu pour
la carte Vitale 2. En effet, KARLA permet dadresser automatiquement
et anonymement - les informations de pharmaco-vigilance aux
laboratoires pharmaceutiques lorsquun problème survient.
Si la recomposition
du paysage des éditeurs médicaux promet dêtre animée, il est
peu probable quune poignée de sociétés maîtriseront lensemble
de la chaîne de linformation médicale et médico-économique
aux Etats-Unis. Un monopole de type Wintel (Microsoft-Intel) semble
inconcevable car les processus et les outils sont à la fois trop
nombreux, trop lourds et trop complexes pour être concentrés sur
quelques acteurs. Les analystes estiment quenviron 500 sociétés
occuperont le marché de linformatique médicale dans quelques
années. Ces sociétés auront acquis une taille plus importante, par
fusion et par acquisition dautres groupes. Elles auront appris
à coopérer entre elles, autour dune plate-forme Internet.
Naturellement, le géant IBM espère lui aussi prendre part à cette
réorganisation. Il présente ainsi une
offre destinée à interconnecter tous les acteurs du système
de santé, via un recours aux technologies Intranet.
En définitive, lenjeu
consiste aujourdhui à fédérer les éditeurs médicaux autour
dune plate-forme commune. Les intervenants (éditeurs, sociétés
de services, constructeurs, etc.) resteront relativement nombreux
mais la fonction dopérateur de réseaux dinformations
de santé a, pour sa part, vocation à être concentrée dans les mains
de quelques géants des télécommunications, voire dun opérateur
monopolistique.